Me Robert E. Boyd, CRIA, avocat, Cain Lamarre, Montréal avec la collaboration de Me Silvia Ortan
I. Définition du harcèlement psychologique
III. Les obligations de l'employeur en matière de harcèlement psychologique
IV. Déposer une plainte de harcèlement psychologique
C'est en 2002 que le législateur québécois a décidé de s'attaquer à la problématique du harcèlement psychologique en milieu de travail en modifiant la Loi sur les normes du travail (L.N.T.), afin d'introduire un nouveau recours à l'encontre d'une telle pratique, mais également de préciser les obligations de l'employeur à cet égard.
Lors de l'introduction de ce nouveau recours, le législateur a clairement énoncé l'objectif visé: assurer à tout salarié un milieu de travail exempt de harcèlement.
Bien qu'au départ plusieurs employeurs ont manifesté leurs craintes que les plaintes de harcèlement psychologique soient utilisées à toutes les sauces, notamment afin de contester des décisions relevant des droits de direction, les tribunaux ont contribué au cours des dernières années à préciser les comportements qui constituent du harcèlement psychologique et ceux qui n'en constituent pas.
Plus récemment, dans le contexte du mouvement social #MoiAussi, le projet de loi no 176 intitulé Loi modifiant la Loi sur les normes du travail et d'autres dispositions législatives afin principalement de faciliter la conciliation famille-travail (« P.L. 176 »), adopté et sanctionné le 12 juin 2018, a apporté des modifications aux normes applicables en matière de harcèlement psychologique au travail, notamment en introduisant la notion de harcèlement à caractère sexuel.
Près de 20 ans suivant l’introduction du recours à l’encontre du harcèlement psychologique, le sujet demeure au cœur de l’actualité du monde du travail et de nombreux employés demeurent confrontés à des agissements qui empoisonnent le climat de travail. Les employeurs doivent redoubler de vigilance et mettre à jour leurs pratiques afin de répondre à une problématique qui entraîne des coûts humains et financiers importants. Par ailleurs, l’augmentation du nombre d’employés en télétravail dans le contexte de la pandémie de la Covid-19 soulève de nouveaux enjeux pour la prévention du harcèlement psychologique et le mode d’intervention de l’employeur lors d’une dénonciation.
Le présent article vise à dresser un portrait global de la notion de harcèlement psychologique à la lumière des principaux enseignements des tribunaux depuis l’adoption des dispositions législatives. Nous abordons également le recours à l’encontre d’une situation de harcèlement psychologique ainsi que certains des principaux enjeux auxquels sont confrontés employeurs et employés.
I. Définition du harcèlement psychologique
i) La définition prévue à la L.N.T.
Le harcèlement psychologique est défini à l'article 81.18 L.N.T.:
81.18. Pour l'application de la présente loi, on entend par "harcèlement psychologique" une conduite vexatoire se manifestant soit par des comportements, des paroles, des actes ou des gestes répétés, qui sont hostiles ou non désirés, laquelle porte atteinte à la dignité ou à l'intégrité psychologique ou physique du salarié et qui entraîne, pour celui-ci, un milieu de travail néfaste. Pour plus de précision, le harcèlement psychologique comprend une telle conduite lorsqu’elle se manifeste par de telles paroles, de tels actes ou de tels gestes à caractère sexuel.
Une seule conduite grave peut aussi constituer du harcèlement psychologique, si elle porte une telle atteinte et produit un effet nocif continu pour le salarié.
Depuis l'entrée en vigueur en juin 2004 des modifications à la L.N.T. introduisant la notion de harcèlement psychologique, les tribunaux ont eu maintes occasions d'analyser cette définition afin de mieux en saisir la portée et les limites.
À cet effet, depuis plusieurs années, les tribunaux ont assimilé le harcèlement sexuel à du harcèlement psychologique au sens de l’art. 81.18 L.N.T. En modifiant la Loi sur les normes du travail le 12 juin 2018, le législateur a en quelque sorte pris acte des principes reconnus dans la jurisprudence en décidant d’inclure à la définition du harcèlement psychologique les conduites assimilables au harcèlement sexuel.
De façon relativement constante, les tribunaux ont souligné que la définition législative du harcèlement psychologique comporte cinq éléments qui doivent impérativement être rencontrés afin de conclure à une situation de harcèlement psychologique. Par ailleurs, les tribunaux ont apporté certaines précisions relatives à ces cinq éléments:
Selon les enseignements de la jurisprudence, la partie qui entend démontrer qu'elle subit du harcèlement psychologique devra démontrer que la situation dénoncée rencontre l'ensemble de ces cinq critères.
Le caractère répétitif des comportements constituera souvent un élément crucial dans l'analyse du harcèlement psychologique. Ainsi, certains comportements, en apparence anodins, si on les analyse individuellement, pourraient constituer du harcèlement en raison de leur répétition dans le temps, à condition bien sûr que les autres critères soient rencontrés.
La L.N.T. prévoit également qu'une seule conduite grave peut constituer du harcèlement psychologique. Il faudra alors être en mesure de démontrer qu'une seule conduite avait une gravité telle, qu'elle a porté atteinte à la dignité du salarié et qu'elle a entraîné un milieu de travail néfaste. Le niveau de gravité de la conduite en question pourra, entre autres, être mesuré en fonction de l’effet nocif continu qu’elle produit chez la victime.
ii) Ce qui ne constitue pas du harcèlement psychologique
Parmi les plaintes de harcèlement psychologique ayant fait l'objet d'une décision du Tribunal administratif du travail (ou anciennement de la Commission des relations du travail) ou encore d'un arbitre de griefs (en milieu syndiqué), plusieurs ont été rejetées au motif que la situation dénoncée concernait l'exercice légitime des droits de direction, des conflits de personnalités, des conflits de travail ou encore découlait d'un trait de caractère du plaignant, tel que la tendance à la victimisation.
À cet égard, il est possible d'identifier certaines situations-types que les tribunaux ont refusé d'associer à du harcèlement psychologique.
a) L'exercice des droits de direction
Les dispositions en matière de harcèlement psychologique n'ont pas pour effet d'annihiler les droits de direction de l'employeur, ni d'écarter le lien de subordination et les obligations en découlant pour le salarié.
Ainsi, les décisions de l'employeur concernant les exigences de l'emploi, le rendement, l'organisation du travail ou encore la discipline, ne pourront normalement faire l'objet d'une plainte de harcèlement psychologique et ce, à moins qu'il ne soit démontré que ces décisions étaient abusives et non fondées, au point de rencontrer les critères de la définition législative du harcèlement psychologique.
Les droits de direction de l'employeur découlent, entre autres, du lien de subordination du salarié (2085 et 2088 Code civil du Québec) selon lequel celui-ci s'engage à exécuter sa prestation de travail conformément aux directives et exigences de l'employeur.
Le contrôle et la sanction du mauvais rendement au travail, d'un absentéisme élevé ou du non-respect des règles de l'entreprise constituent généralement le simple exercice des droits de direction.
Dans le contexte d'une plainte de harcèlement psychologique, un arbitre mentionnait relativement aux droits de direction :
[249] Rappelons que le traditionnel droit de direction de l'employeur, qui lui confère le pouvoir de diriger et de contrôler les activités de son entreprise, est un pouvoir de nature discrétionnaire et qu'à ce titre, la doctrine et la jurisprudence reconnaissent une liberté d'action assez large à l'employeur, qui inclut le droit à l'erreur à la condition que celle-ci ne soit pas abusive ou déraisonnable2.
b) Les rapports sociaux difficiles
Les tribunaux ont reconnu que les situations difficiles, le manque de civilité et les inconduites passagères et ponctuelles qui ne répondent pas aux critères de l'article 81.18 L.N.T. ne constituent pas du harcèlement psychologique.
Le rôle de la loi n'est pas de réprimer le mauvais goût, mais seulement les conduites socialement intolérables.
Ainsi, l'exaspération ou les manifestations d'impatience, face à l'attitude ou la prestation de travail inadéquate du salarié, ne constituent pas nécessairement du harcèlement psychologique.
c) Les situations conflictuelles
Les conflits sont inhérents aux relations du travail et ils ne doivent pas être confondus avec le harcèlement psychologique.
À cet égard, un tribunal précisait: "Dans une situation conflictuelle, la conduite des deux parties en litige est centrée sur l'objet même du litige à résoudre, tandis que dans une situation de harcèlement, la conduite de l'une des parties est centrée sur l'autre, de manière répétitive et hostile, et met en cause sa dignité ou son intégrité".
En somme, un milieu de travail peut générer du stress, des conflits, des inconvénients, de l'insatisfaction et des bouleversements, sans qu'il en découle nécessairement une conduite vexatoire ou du harcèlement psychologique.
La jurisprudence reconnait également qu’il faut distinguer la victimisation du véritable harcèlement psychologique. Dans une décision de 2020 du Tribunal administratif du travail, cette distinction est décrite comme suit : "Dans le premier cas, la victime ne cherche pas véritablement une solution pour mettre fin à la situation dans laquelle elle se trouve alors que dans une situation de harcèlement psychologique, elle cherche à y mettre fin à tout prix." 3
Compte tenu du fait qu'une situation peut être appréciée de diverses façons, en fonction des perceptions de tous et chacun, les tribunaux analysent une plainte de harcèlement psychologique sous l'angle de la personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances.
Une telle approche vise à déterminer si une personne raisonnable, placée dans les mêmes circonstances, aurait conclu à une situation de harcèlement psychologique. Il s'agit ainsi d'écarter les appréciations subjectives de la réalité pouvant découler d'un problème de victimisation, d'une tendance à la paranoïa ou encore de caractéristiques ou croyances personnelles particulières.
L'auteure Hirigoyen 4 définit la victimisation :
"Il faut tenir compte du fait que certaines personnes peuvent se complaire dans une position de victime. Dans ce cas, elles ne cherchent pas à trouver une issue à leur situation difficile, car cela leur confère une identité et une occasion de se plaindre. Cette position victimaire a donné un sens à leur mal de vivre et, pour maintenir ce mode d'existence, il leur faudra poursuivre sans fin leur agresseur afin d'obtenir une réparation qui s'avérera toujours insuffisante. (...)"
La même auteure définit comme suit la paranoïa :
"Le risque majeur de fausse allégation de harcèlement moral vient en premier des paranoïaques qui trouvent là un support crédible à leur sentiment de persécution. Dans la plupart des cas, le diagnostic est évident. Une personne se plaint de façon très théâtrale d'une autre personne qui lui aurait causé un préjudice, puis le sentiment de persécution s'étend à l'entourage de l'agresseur présumé, et enfin à tous ceux qui émettent des doutes sur la réalité du harcèlement. En même temps, le paranoïaque adresse à différents responsables des courriers immodérés accusant son persécuteur, avec des mots violents soulignés ou écrits en très gros caractères. Dans leur présentation, au départ, les paranoïaques sont des personnes plutôt discrètes qui ne s'animent que lorsqu'elles parlent des persécutions qu'elles subissent. Si on émet des réserves sur certains de leurs propos, ces personnes peuvent devenir violentes. Avec raison, chacun craint de se retrouver confronté à l'une d'entre elle".
Enfin, relativement au cadre d'analyse, sauf dans le cas d'une plainte alléguant une seule conduite grave, il y a lieu d'adopter une approche globale afin de déterminer si l'ensemble des faits, apprécié de façon globale, est susceptible de constituer du harcèlement psychologique.
III. Les obligations de l'employeur en matière de harcèlement psychologique
L'obligation générale de l'employeur consiste à assurer à tout salarié un milieu de travail exempt de harcèlement. Cette obligation se traduit d'abord par une obligation de prendre les moyens raisonnables afin de prévenir la survenance du harcèlement psychologique.
Lorsque, malgré les mesures prises, une situation de harcèlement se produit, l'employeur doit intervenir dans les meilleurs délais afin d'y mettre un terme.
Les obligations de l'employeur en matière de harcèlement constituent en quelque sorte des obligations de moyens. Ainsi, dans le cadre d'une plainte de harcèlement psychologique, l'employeur aura le fardeau de démontrer qu'il a agi avec prudence et diligence afin de prévenir le harcèlement psychologique et d'y mettre un terme rapidement.
a) Prévenir le harcèlement psychologique
De façon générale, l'employeur doit prendre les devants en matière de harcèlement psychologique afin d'éviter qu'une telle situation ne se produise. Il ne doit pas attendre que la situation dégénère afin d'intervenir pour imposer ensuite des mesures correctives.
Aussi, l'employeur ne doit pas attendre le dépôt formel d'une plainte de harcèlement psychologique, mais plutôt prendre tous les moyens raisonnables à sa disposition afin d'assurer au salarié un milieu de travail exempt de harcèlement psychologique.
Les tribunaux ont reconnu que l’un des principaux outils à la disposition de l'employeur afin de rencontrer son obligation en matière de prévention consiste à élaborer une politique qui énonce clairement les devoirs et responsabilités des dirigeants, mais également des salariés, en matière de prévention du harcèlement psychologique. À cet égard, depuis le 12 juin 2018, la L.N.T. prévoit spécifiquement l’exigence d'adopter et de rendre disponible aux salariés une politique de prévention du harcèlement psychologique et de traitement des plaintes. Les employeurs qui n’avaient pas encore adopté une telle politique avaient jusqu’au 1er janvier 2019 afin de se conformer à une telle exigence.
Une telle politique devrait reprendre les éléments de la définition législative du harcèlement psychologique, exposer certains exemples de comportements pouvant constituer du harcèlement, et prévoir une "tolérance zéro" à l'égard de tels comportements.
La politique devrait également prévoir un processus interne permettant la dénonciation d'une situation de harcèlement et préciser les rôles de tous et chacun. Puisque toute allégation de harcèlement psychologique devrait normalement faire l'objet d'une enquête de la part de l'employeur (sauf évidemment les allégations manifestement mal fondées), la politique devrait aussi prévoir un mécanisme d'enquête précisant les personnes habilitées à mener l'enquête, la manière de procéder à l'enquête, etc. Également, l'employeur devrait s'engager à assurer la confidentialité de l'enquête.
Cette politique devra aussi obligatoirement comprendre un volet concernant les conduites se manifestant par des paroles, des actes ou des gestes à caractère sexuel. Il s’agit d’une obligation nouvelle pour les employeurs depuis l’entrée en vigueur des modifications à la L.N.T. introduites par le P.L. 176.
Compte tenu de l'importance d'une telle politique, l'employeur pourrait être bien fondé de rencontrer un conseiller juridique afin de procéder à sa rédaction et de s'assurer qu'elle répond aux besoins de l'organisation.
Enfin, la formation des cadres pourrait favoriser la prévention du harcèlement psychologique, en leur donnant les outils afin d'être en mesure d’identifier une situation de harcèlement et d'intervenir rapidement.
Dans tous les cas, lorsque l'employeur mettra en place une politique de harcèlement psychologique, ce dernier devra s'assurer de son application et de son respect. Les tribunaux ont parfois reproché à des employeurs d'avoir adopté une politique, sans toutefois s'assurer de la communiquer correctement et surtout de l'appliquer.5
L'objectif visé devrait être de prévenir et de résoudre rapidement une situation de harcèlement psychologique et ce, afin d'éviter que la situation ne dégénère en une plainte formelle de harcèlement psychologique pouvant entraîner des coûts importants, mais également et surtout, une détérioration du climat de travail.
b) L'obligation de l'employeur de faire cesser le harcèlement psychologique
La jurisprudence a reconnu que l'employeur doit intervenir, dès qu'il est informé d'une situation susceptible de constituer du harcèlement psychologique. Tel que mentionné ci-haut, la première étape de son intervention devrait normalement être la tenue d'une enquête afin d'obtenir tous les faits et de déterminer si l'on est réellement en présence d'une situation de harcèlement psychologique.
Au tout début de son enquête, l'employeur devrait rencontrer la présumée victime de harcèlement afin d'obtenir sa version des faits. À cet égard, il pourrait être utile de solliciter une déclaration écrite faisant état avec précisions (personnes visées, témoins, dates, circonstances, etc.) de tous les comportements, paroles, actes ou gestes allégués.
Il serait également approprié, dans le cadre de l'enquête, d'obtenir la version écrite de la personne visée par la plainte. L'employeur communique alors sommairement à cette personne les faits qui lui sont reprochés, voire même une copie de la plainte écrite, le cas échéant, s'il y a consentement du plaignant.
Tout au long de son enquête, l'employeur devrait assurer aux personnes impliquées la confidentialité des informations recueillies et ce, en exigeant la signature d'un engagement de confidentialité, assorti de mesures disciplinaires en cas d'indiscrétion.
Compte tenu des obligations de l'employeur, il est impératif que celui-ci procède à l'enquête avec célérité, idéalement dans les jours suivant la dénonciation de la conduite. À cet effet, la politique devrait normalement prévoir un délai à l'intérieur duquel l'enquête doit débuter suivant la réception de la plainte.
Par ailleurs, la personne désignée par l'employeur afin de procéder à l'enquête devrait avoir des habilités aux relations interpersonnelles et faire preuve d'impartialité et d'indépendance afin d'éviter que son intervention n'envenime les choses. Dans certains cas, le recours à un consultant ayant l'expérience de telles enquêtes pourrait s'avérer un choix judicieux. L'intervention d'une tierce partie pour la conduite de l'enquête pourrait notamment permettre de donner un caractère plus neutre et impartial à cette enquête.
À l'issue de l'enquête, l'enquêteur devrait être en mesure de déterminer si la situation dénoncée constitue du harcèlement psychologique et, le cas échéant, déterminer les mesures à être entreprises afin de résoudre la situation.
Les mesures qui s'offrent à l'employeur, afin de mettre un terme au harcèlement psychologique, sont aussi variées que la portée de ses droits de direction. Ces mesures pourront aller de l'organisation d'une médiation entre les personnes impliquées, à la réaffectation d'une des personnes impliquées ou encore, à l'imposition d'une mesure disciplinaire visant à sanctionner le harceleur.
Dans les cas plus sérieux, le congédiement du harceleur pourrait constituer la seule mesure appropriée. L'employeur devrait alors s'assurer qu'il n'existe aucune possibilité raisonnable pour que le harceleur amende son comportement (par exemple, lorsque le harceleur nie l'ensemble des faits révélés par l'enquête) ou encore, lorsque le harceleur est un cadre, que celui-ci a perdu le lien de confiance avec ses subordonnés en raison de son comportement.
IV. Déposer une plainte de harcèlement psychologique
Le salarié, qui croit être victime d'une situation de harcèlement psychologique, devrait d'abord évaluer les ressources qui sont mises à sa disposition par l'entreprise. Existe-t-il une politique en matière de harcèlement prévoyant la façon de dénoncer une telle situation et la personne à qui s'adresser? Existe-t-il un processus de médiation? Suivant la nouvelle obligation introduite à la L.N.T. en juin 2018, tous les employeurs devraient maintenant avoir adopté une politique de prévention et de traitement des plaintes en matière de harcèlement psychologique. Même si une telle politique n’existe pas encore, ou qu’elle ne prévoit pas spécifiquement la personne à qui s’adresser, le salarié devrait tenter de discuter de la situation avec un représentant de l'employeur et ce, avant que les choses ne s'enveniment.
Il importe de mentionner que dans la grande majorité des cas, il sera possible de résoudre la situation, sans qu'il ne soit nécessaire de déposer une plainte formelle.
Si, toutefois, le salarié croit toujours faire l'objet de harcèlement psychologique, malgré ses démarches auprès de l'employeur, il pourra déposer une plainte de harcèlement psychologique (ou encore, un grief en milieu syndiqué) afin de dénoncer la situation et obtenir, le cas échéant, les remèdes appropriés.
Dans un tel cas, la Commission des normes, de l'équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) procédera normalement à une enquête afin d'évaluer la recevabilité de la plainte. À cette étape, un représentant de la CNESST pourra rencontrer le salarié, ainsi que l'employeur, afin d'obtenir leurs versions des faits.
La CNESST pourra également convoquer les parties à une médiation afin de favoriser un règlement à l'amiable de la problématique.
Si aucun règlement n'intervient, la CNESST pourra référer la plainte au Tribunal administratif du travail (TAT) afin que celui-ci en décide après avoir entendu les parties. Le salarié pourra également demander, au terme de l'enquête de la CNESST, que sa plainte soit référée au TAT pour adjudication.
a) Le délai pour déposer une plainte
La plainte de harcèlement psychologique doit être déposée dans les deux ans de la dernière conduite qui constituerait du harcèlement (art. 123.7 L.N.T.). Ce délai de deux ans a été introduit avec la modification législative du 12 juin 2018. En effet, le délai pour déposer une plainte de harcèlement psychologique est passé de 90 jours à deux ans suivant les modifications apportées à la L.N.T. par le P.L. 176.
La jurisprudence analysant l’ancien délai de 90 jours a reconnu qu'un tel délai n'empêche pas cependant d'invoquer des événements qui se seraient produits plus de 90 jours avant le dépôt de la plainte. Suivant cette jurisprudence et la dernière modification législative, une plainte pourrait être déposée pour des faits survenus plusieurs années avant le dépôt de la plainte, pourvu qu'une dernière manifestation de la conduite soit survenue au plus tard deux ans avant le dépôt de la plainte.
La modification du délai pour déposer une plainte en est une majeure qui bénéficiera aux salariés qui se croient victimes de harcèlement psychologique mais qui hésitent pendant plusieurs mois avant de dénoncer formellement la situation. Toutefois, cette modification aura certainement pour effet de compliquer le travail d’enquête des employeurs et de la CNESST, et ce, considérant la grande période qui pourrait potentiellement être couverte par une telle enquête. On imagine facilement les difficultés liées à toute tentative de reconstituer des événements s’étant produits il y a plus de deux ans, la mémoire étant une faculté qui oublie !
Cette modification du délai pour déposer une plainte de harcèlement psychologique aura également un impact pour les entreprises syndiquées. En effet, les délais prévus aux conventions collectives pour le dépôt d'une plainte seront automatiquement prolongés à deux ans à compter du dernier incident, une convention collective ne pouvant déroger aux dispositions d’ordre public de la L.N.T.
Depuis le 12 juin 2018, la L.N.T. prévoit que lorsqu’une plainte concerne une conduite à caractère discriminatoire, la CNESST aura le pouvoir de transmettre cette plainte à la CDPDJ avec le consentement du salarié, suivant une entente entre les deux organismes qui portera notamment sur les modalités de collaboration. Cette entente entre la CDPDJ et la CNESST est entrée en vigueur le 20 juin 2019. Celle-ci a notamment pour objectif d’élargir le partage d’information entre les deux organismes et d’informer les personnes qui allèguent avoir subi du harcèlement au travail des recours qui existent auprès des deux instances.
Le législateur a accordé au TAT de très larges pouvoirs afin de remédier à une situation de harcèlement psychologique.
Ainsi, l'article 123.15 L.N.T. énonce:
123.15. Si le Tribunal administratif du travail juge que le salarié a été victime de harcèlement psychologique et que l'employeur a fait défaut de respecter ses obligations prévues à l'article 81.19, il peut rendre toute décision qui lui paraît juste et raisonnable, compte tenu de toutes les circonstances de l'affaire, incluant le caractère discriminatoire de la conduite, notamment:
À notre avis, le TAT peut exercer de tels pouvoirs uniquement après avoir conclu à l'existence d'une situation de harcèlement psychologique, mais également au non-respect de l'employeur de ses obligations prévues à l'article 81.19 L.N.T. soit, de "prendre les moyens raisonnables pour prévenir le harcèlement psychologique et, lorsqu'une telle conduite est portée à sa connaissance, pour la faire cesser".
Il importe de préciser que, depuis l’entrée en vigueur des nouvelles modifications apportées à la L.N.T. suivant la sanction du P.L. 176, il est dorénavant prévu expressément que lorsque le TAT se penchera sur une plainte de harcèlement psychologique, il pourra tenir compte de toutes les circonstances de l'affaire, incluant le caractère discriminatoire de la conduite.
Il arrive souvent qu’une situation alléguée de harcèlement psychologique fasse l’objet à la fois d’une plainte de harcèlement psychologique en vertu de la L.N.T. et d’une réclamation pour lésion professionnelle en vertu de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles. Les deux recours peuvent alors découler des mêmes faits. Afin d’éviter la tenue de deux procès portant essentiellement sur les mêmes faits, le législateur accorde au TAT le pouvoir de réunir les recours afin de procéder à une seule audience et décider en un seul temps des questions liées à la plainte de harcèlement psychologique et à la réclamation pour lésion professionnelle.
À cet égard, l’article 19 de la Loi instituant le Tribunal administratif du travail prévoit ce qui suit :
19. Plusieurs affaires dans lesquelles les questions en litige sont en substance les mêmes ou dont les matières pourraient être convenablement réunies, qu'elles soient mues ou non entre les mêmes parties, peuvent être jointes par ordre du président du Tribunal ou d'une personne désignée par celui-ci dans les conditions qu'il fixe.
Le Tribunal peut, de sa propre initiative ou à la demande d'une partie lorsqu'il entend l'affaire, révoquer cette ordonnance s'il est d'avis que les fins de la justice seront ainsi mieux servies.
Le salarié qui croit être victime de harcèlement psychologique au travail ne devrait pas hésiter à en discuter avec son supérieur ou toute autre personne-ressource au sein de l'entreprise. S'il estime que la situation ne se règle pas, il devra alors songer à la possibilité de déposer une plainte auprès de la CNESST.
Cependant, il importe de mentionner que le dépôt d'une plainte de harcèlement psychologique peut avoir de sérieuses conséquences pour la personne visée, que certains qualifieront alors de présumé-harceleur. Dans ce contexte, avant de déposer une telle plainte, le salarié devrait s'interroger sur la nature de la situation qu'il entend dénoncer. S'agit-il plutôt d'un conflit avec un supérieur? D'une divergence d'opinions sur la façon d'exécuter le travail? Le dépôt de la plainte vise-t-il plutôt à nuire à un collègue ou un supérieur avec lequel on entretient une certaine animosité?
En somme, il faut s'assurer que la situation semble correspondre à une réelle situation de harcèlement psychologique.
À cet égard, notons que le salarié qui dépose une plainte de harcèlement psychologique manifestement sans fondement, dans le seul but de nuire à une personne, pourrait faire l'objet de mesures disciplinaires pouvant aller jusqu'au congédiement, selon la gravité de son geste.
D'ailleurs, dans une affaire de 2012, la Commission des relations du travail maintenait le congédiement d'une salariée au motif que celle-ci avait agi de façon malveillante en portant des accusations fausses et mensongères à l'égard d'un supérieur. La Commission mentionnait alors :
"[139] Un employé a le droit de s'exprimer, de critiquer ou de déposer une plainte contre son employeur ou l'un de ses représentants pour faire respecter ses droits, mais il doit le faire respectueusement et de bonne foi. Le fait de tenir des propos diffamatoires, mensongers ou de porter de fausses accusations constitue une faute grave susceptible de briser le lien de confiance et de justifier le congédiement"7.
V. Le harcèlement psychologique et les médias sociaux
Depuis l'introduction des médias sociaux et des nouvelles technologies, certains diront que la frontière entre la vie privée et les lieux de travail est de plus en plus mince. En effet, les employés peuvent communiquer relativement à une problématique vécue au travail bien après avoir quitté le travail et, surtout, ils peuvent rejoindre facilement, d'un seul clic, un vaste public. La ligne de démarcation entre le travail et la vie privée du salarié se voit d’autant plus restreinte alors que plusieurs exercent leur emploi, en totalité ou en partie, en télétravail à partir de leur domicile.
Cette nouvelle réalité oblige les employeurs à agir avec encore plus de vigilance, particulièrement lorsqu'un employé tient sur les médias sociaux des propos pouvant constituer du harcèlement psychologique à l'égard d'un autre employé ou encore pouvant porter atteinte à l'image de l'entreprise.
Si en principe l'employeur ne doit pas se mêler des relations privées de ses employés, il devra selon nous intervenir lorsqu'il est manifeste qu'une situation de harcèlement psychologique se traduit notamment par des propos tenus par l'un de ses employés sur les médias sociaux. Cela sera d’autant plus vrai si l’utilisation des médias sociaux à des fins de harcèlement se produit alors que l’employé est en télétravail.
Notons que le phénomène du harcèlement sur Internet a fait l'objet d'études et constitue un phénomène de mieux en mieux défini. Aux États-Unis, on définit ce phénomène en utilisant les expressions "cyberbullying" ou "cyberharassment". Le harcèlement sur Internet se manifeste également au niveau scolaire chez les plus jeunes.
Au travail, on considère que le phénomène est de plus en plus préoccupant. D'ailleurs, le Centre canadien d'hygiène et de sécurité au travail consacre une section de son site Web à ce qu'il qualifie de cyberharcèlement au travail. À ce sujet, le Centre mentionne ce qui suit :
De nombreux travailleurs utilisent un ordinateur ou l'Internet dans le cadre de leur travail. De plus en plus, le cyberharcèlement devient un enjeu au travail, à la maison et à l'école.
Le harcèlement électronique, aussi appelé "cyberintimidation", consiste en l'utilisation du réseau Internet (World Wide Web ou courrier électronique) pour harceler, menacer ou embarrasser quelqu'un de façon malicieuse et répétitive. Ce type de harcèlement peut se manifester sous diverses formes :
L'employeur qui a des raisons sérieuses de croire que l'employé vit une situation de harcèlement sur Internet et qu'une telle situation origine d'un salarié ou d'un cadre de l'entreprise pourrait avoir des motifs raisonnables afin d'accéder aux informations en question.
En toute circonstance, nous sommes d'avis que les obligations de l'employeur en matière de harcèlement psychologique ne s'appliquent pas uniquement aux harcèlements se produisant sur les lieux du travail, mais bien à toute situation liée au travail. À cet effet, l'employeur a, selon nous, l'obligation d'intervenir lorsqu'il est informé d'une situation possible de harcèlement sur Internet impliquant un de ses salariés.
L'élaboration d'une politique sur l'utilisation des médias sociaux constitue l'un des moyens à la disposition de l'employeur afin notamment de prévenir une utilisation inadéquate de ces médias par ses employés, et du même coup, de rencontrer son obligation de prévenir le harcèlement psychologique sous quelque forme que ce soit.
Enfin, de façon plus générale, que ce soit par les médias sociaux ou autrement, les tribunaux reconnaissent que l'employeur doit intervenir lorsque des comportements à l'extérieur du travail ont des effets négatifs sur le milieu du travail. Des gestes constituant du harcèlement psychologique peuvent se produire à l'extérieur du travail et entraîner un milieu de travail néfaste 8. "Le droit à la vie privée n'est pas une protection contre tout écart de conduite ayant des incidences en milieu de travail".9
En définitive, la protection prévue à l'encontre du harcèlement psychologique vise d'abord et avant tout à prévenir les situations de harcèlement et à y mettre un terme rapidement, lorsqu'elles surviennent.
L'objectif premier est donc de mettre en place, dans le milieu de travail, des règles et des mécanismes qui permettront de prévenir le harcèlement et d'y mettre un terme lorsqu'il se produit. À cet égard, l'élaboration d'une politique en matière de harcèlement sera définitivement un moyen efficace d’atteindre cet objectif, en autant que l'employeur s'assure de son application. D’ailleurs, l’obligation pour les employeurs de mettre en place une telle politique constitue une des modifications importantes apportées par le P.L. 176 à la L.N.T.
Enfin, avant de déposer une plainte de harcèlement psychologique, le salarié devrait normalement s'assurer qu'il ne s'agit pas plutôt d'un simple conflit ou encore d'une situation où l'employeur exerce raisonnablement ses droits de direction.
Si le salarié n'entrevoit aucune résolution de la problématique, il pourra déposer une plainte à la CNESST et ce, à l'intérieur du délai de deux ans suivant la dernière conduite alléguée.
La plainte sera alors analysée par la CNESST et pourra faire l'objet d'une médiation entre les parties. À cet effet, dans la plupart des cas, les parties trouveront une façon de régler la problématique. Autrement, la plainte sera référée au TAT afin qu'il en décide.
En terminant, il est pertinent de mentionner que dans la grande majorité des cas, les parties parviennent à trouver des solutions aux situations qui font l'objet d'une plainte de harcèlement psychologique. Malgré le nombre élevé de plaintes, ce n'est que dans de rares cas qu'une plainte sera référée au tribunal afin qu'il en décide au terme d'un processus juridique souvent long et coûteux.
Notons enfin qu’en 2018, 5 220 plaintes de harcèlement psychologique ont été déposées auprès de la CNESST, soit une augmentation de 551 plaintes par rapport à 2017.10 Près de 20 ans après l’entrée en vigueur des dispositions législatives en matière de harcèlement psychologique, et face à une médiatisation récente de nombreuses situations alléguées de harcèlement, de plus en plus d’employeurs saisissent l’importance de consacrer temps et énergie à la prévention du harcèlement psychologique. À cet égard, les récentes dénonciations publiques et le passage de plusieurs employés vers le télétravail dans le contexte de la pandémie de la Covid-19 constituent pour les employeurs une opportunité à saisir afin de s’interroger sur les pratiques en vigueur au sein de l’entreprise, notamment quant à la nécessité de former les employés et gestionnaires ou encore de mettre à jour la politique en matière de prévention du harcèlement psychologique. Quant aux travailleurs, on peut penser qu’ils continueront à être de plus en plus informés sur les comportements inacceptables en milieu de travail et sur la façon de les dénoncer. En somme, le travail étant au cœur de nos vies modernes, tous gagneront à bien connaître leurs droits et obligations devant permettre d’assurer un milieu de travail exempt de harcèlement psychologique.
Références :
1. Syndicat des agents de la paix en services correctionnels du Québec c. Saintonge, 2009 QCCS 5097, para. 14.
2. Centre hospitalier régional de Trois-Rivières et Syndicat professionnel des infirrmières et infirmiers de Trois-Rivières, D.T.E. 2006 T-209 (T.A.)
3. Abdallah et Office municipal d'habitation Kativik, 2020 QCTAT 235 (CanLII), para 26.
4. Marie-France HIRIGOYEN, Le harcèlement moral dans la vie professionnelle - Démêler le vrai du faux, Édition Pocket, Paris, 2001, note 21, pp. 26 à 28.
5. Verreault c. Arcelormittal Mines Canada inc., 2014 QCCRT 0009 (Requête en révision judiciaire accueillie partiellement), 2015 QCCRT 1136.
6. Bergeron c. Union de municipalités du Québec, 2012 QCCRT 328, par. 139.
7. www.cchst.ca/oshanswers/psychosocial/cyberbullying.html
8. À titre d'exemple : Syndicat des travailleuses et travailleurs de Resto-Casino de Hull (F.E.E.S.P. - C.S.N.) (section Hilton Lac Leamy) et Hilton Lac Leamy, D.T.E. 2004 T-811.
9. Jean-Patrice c. Dessau inc., 2014 QCCRT 0721, par. 206.
10. Source : Statistiques annuelles 2018, CNESST.
À jour au 23 juillet 2020
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