Le présent texte constitue un ouvrage de référence faisant partie intégrante de la "Banque de textes juridiques historiques" du Réseau juridique du Québec.
L'information disponible est à jour à la date de sa rédaction seulement et ne représente pas les changements législatifs et jurisprudentiels en vigueur depuis sa rédaction.
Me Alexandre Ciocilteu, avocat, Fédération des caisses Desjardins du Québec et Me Howard Levine, avocat, Blake, Cassels & Graydon S.E.N.C.R.L./s.r.l.
Contenu
Internet et la réglementation des sociétés ouvertes
Les défis de réglementation posés par l'utilisation d'Internet
Le réseau Internet, et particulièrement
le «World Wide Web», ont révolutionné
les processus de diffusion et de récupération
de l'information partout dans le monde. La révolution
est loin d'être terminée et il fallait s'attendre
tôt ou tard à ce qu'elle touche le milieu des valeurs
mobilières. Aujourd'hui, ces nouveaux outils ont une
incidence importante sur des éléments essentiels
des marchés financiers: le placement de titres et la
diffusion de l'information dans le public. Nous aborderons dans
le présent article certaines questions relatives aux
lois sur les valeurs mobilières soulevées par
Internet, et examinerons les réactions des autorités
de réglementation canadiennes et étrangères
à ces questions.
Généralement, les sociétés disposent
de deux méthodes pour émettre leurs titres: le
placement privé et l'appel public à l'épargne.
Dans le cas du placement privé, qui exige habituellement
très peu de documents d'information, on demande à
un petit nombre de personnes qualifiées d'investir dans
la société, et les actions ainsi émises
sont assujetties à des restrictions de revente.
L'appel public à l'épargne, quant à lui,
requiert la préparation d'un prospectus et son dépôt
auprès des autorités de réglementation
en valeurs mobilières. Ce document d'information est
ensuite utilisé pour solliciter des placements dans le
public. Il contient de l'information sur des sujets comme les
activités de la société, son rendement
financier, la concurrence et les facteurs de risque. L'information
fournie dans le prospectus est régie par les autorités
de réglementation en valeurs mobilières de chaque
territoire où des investisseurs sont sollicités.
L'émission par prospectus est avantageuse au point de
vue de la portée, puisqu'elle permet à la société
de solliciter des investisseurs de tous les genres et de leur
offrir des actions qui ne font l'objet d'aucune restriction
de revente. Ce type d'émission comporte toutefois deux
principaux désavantages, soit le coût et les délais.
En effet, la préparation d'un prospectus peut engendrer
des frais considérables, notamment: les frais d'avocat,
de comptabilité, de traduction et d'impression, les commissions
des mandataires ou des syndicats financiers qui présentent
les titres au public. Pour ce qui est des délais, il
faut habituellement compter trois mois entre le lancement du
processus et la réception des fonds par la société,
et comme en trois mois les marchés peuvent fluctuer considérablement,
ce délai peut mettre en péril l'ensemble de l'opération.
Internet et la réglementation des sociétés ouvertes
L'attrait principal d'Internet est qu'il peut entraîner
une réduction importante non seulement des frais liés
à la préparation et à la commercialisation
d'un prospectus, mais aussi des délais que commande habituellement
un placement. Internet offre la possibilité de distribuer
instantanément un prospectus dans le public - une fois
qu'il a été approuvé par les autorités
de réglementation en valeurs mobilières pertinentes,
soit passivement, en mettant le prospectus à la disposition
du public sur le site Internet de la société,
ou plus activement, en l'envoyant par Internet directement chez
les investisseurs potentiels, par courrier électronique
par exemple.
Internet a aussi une incidence sur la manière dont les
sociétés ouvertes rendent publics des documents
importants comme les rapports annuels (qui contiennent l'information
financière de fin d'exercice et l'analyse par la direction
de cette information) et les documents relatifs à la
sollicitation de procurations par la direction (qui fournit
de l'information sur la possession d'actions, la rémunération
des cadres supérieurs et les questions qui font l'objet
d'un vote à l'assemblée annuelle des actionnaires).
Le mode de distribution habituel de ces documents sur support
papier comporte des frais considérables d'impression
et de postage. Il oblige en outre les sociétés
à faire appel à un courtier, alors qu'elles pourraient,
avec Internet, les transmettre elles-mêmes aux actionnaires.
Au surplus, l'utilisation d'un courtier entraîne des délais
additionnels, sans compter qu'il arrive que des actionnaires
ne reçoivent jamais les documents. Internet permet une
distribution plus rapide, plus économique et plus efficace
de ces documents. Il suffit aux sociétés de les
envoyer par courrier électronique à leurs actionnaires
directement, ou à leurs courtiers, qui les transmettent
aux clients. Parallèlement, les actionnaires peuvent
répondre à la société par courrier
électronique. En effet, les avantages potentiels d'un
processus plus rapide et plus économique sont énormes,
tout comme le sont ceux d'une relation plus étroite,
plus directe entre la société et ses actionnaires.
Les défis de réglementation posés par l'utilisation d'Internet
Bien sûr, si les affirmations qui précèdent
étaient implicitement tenues pour vraies, le présent
article n'aurait pas sa raison d'être. L'émission
de valeurs et la diffusion de documents d'information dans Internet
soulèvent autant de problèmes qu'elles en résolvent.
Certaines questions, telles la sécurité et la
confidentialité, sont inhérentes à Internet,
d'autres découlent de la nature du régime de réglementation
qui régit le secteur des valeurs mobilières. Nous
examinerons plus loin des questions importantes propres à
ce secteur et à Internet.
Les questions de la fiabilité, de l'accessibilité
et du mode de diffusion de l'information touchent tant le placement
de titres par Internet que la distribution électronique
de documents d'information de sociétés. La structure
de réglementation qui régit le secteur des valeurs
mobilières vise principalement à protéger
les investisseurs et donc à promouvoir et à maintenir
l'intégrité des marchés financiers. Les
mécanismes de protection mis en place afin que les investisseurs
reçoivent les documents appropriés et des renseignements
exacts ont été conçus pour un système
de diffusion de documents-papiers. Conséquemment, la
mise en circulation de documents dans Internet fait resurgir
bon nombre de ces questions.
Les organismes de réglementation canadiens en valeurs
mobilières ont exprimé leur point de vue sur les
questions liées à Internet dans deux projets d'instructions
générales (outils réglementaires facilitant
l'harmonisation de la réglementation provinciale et fédérale
canadienne des valeurs mobilières), qui, malgré
leur caractère provisoire, fournissent des renseignements
importants quant à la direction adoptée par ces
organismes.
Diffusion de documents par Internet
La première hypothèse sur laquelle est fondée la nouvelle instruction est que la livraison de documents par Internet ne devrait pas réduire les obligations des sociétés quant à la fourniture de documents-papiers. Les organismes de réglementation ont d'ailleurs relevé cinq sujets de préoccupation à cet égard : le destinataire doit être avisé de la livraison; le destinataire doit avoir accès aux documents; il doit exister une preuve que la livraison a été effectuée au destinataire; l'intégrité de l'information transmise au destinataire doit être préservée; et les sociétés doivent être prudentes dans leur utilisation d'hyperliens. Nous traiterons de chacun de ces points séparément.
Les sociétés ouvertes qui désirent transmettre aux actionnaires les documents qu'elles sont tenues de leur fournir en vertu de la loi doivent s'assurer que ces documents sont livrés aux destinataires visés. L'instruction exige donc que ceux-ci reçoivent au moins un avis leur indiquant que des documents leur ont été ou leur seront envoyés électroniquement. L'avis peut être transmis sous la forme d'un message électronique informant le destinataire qu'un document est disponible dans Internet ou qu'un document leur est transmis électroniquement, d'un appel téléphonique ou d'une lettre postée. Idéalement, toutefois, avant que la livraison électronique ne se fasse, la société devrait obtenir le consentement écrit du destinataire à l'égard de ce mode de transmission. Le formulaire de consentement devrait comprendre une description du mode de transmission visé, de la manière qui sera utilisée pour informer le destinataire de la disponibilité des documents et, enfin, du matériel et des logiciels nécessaires pour recevoir l'information et y avoir accès.
L'instruction souligne le fait que le destinataire doit pouvoir accéder facilement aux documents disponibles électroniquement. Il s'ensuit que tout document mis en disponibilité sur un site Web doit reposer sur une structure informatique assez puissante pour permettre un accès rapide et gérer un trafic de pointe. De plus, le document doit idéalement être formaté pour être accessible hors du logiciel utilisé par le destinataire (on peut par exemple utiliser Adobe AcrobatMC et fournir un lien avec le site à partir duquel le logiciel peut aisément être téléchargé, ou les mini-applications Java pour permettre la lecture du document). Selon l'instruction, l'accès dont bénéficie le destinataire doit aussi lui permettre de conserver une copie du document en l'imprimant, en la sauvegardant sur son disque dur ou en demandant le document papier à la société.
La question de la preuve de livraison d'un document électronique est particulièrement épineuse. L'instruction mentionne qu'une société peut considérer une livraison effectuée si elle a été faite conformément au mode de livraison décrit dans le formulaire de consentement signé par le destinataire. Cette présomption légale est nécessaire étant donné que la technologie actuelle ne permet pas de confirmer la réception du document par le destinataire. Les limites de la technologie entraînent aussi des problèmes d'intégrité de l'information. L'instruction stipule aussi que les documents électroniques ne peuvent différer sensiblement de leur version imprimée. En outre, ils devraient pouvoir être codés ou créés avec des logiciels qui empêchent leur modification afin que l'information transmise au destinataire soit identique de forme et de contenu au document original créé par la société. Par ailleurs, même si l'instruction ne traite pas directement de cette question, on peut présumer que la société devrait aussi prendre des mesures pour s'assurer que les documents électroniques ne soient pas contaminés, puisque la contamination peut réduire leur accessibilité ou causer des dommages à l'ordinateur du destinataire.
Enfin, l'instruction traite de l'utilisation des hyperliens dans les documents électroniques. L'un des avantages d'Internet est qu'il peut diriger l'utilisateur vers diverses sources d'information complémentaire par le biais d'hyperliens. À cet égard, l'instruction fait la mise en garde suivante : la société qui utilise des hyperliens donnant accès à de l'information extérieure risque d'être réputée avoir inclus cette information dans sa documentation et, par conséquent, d'être tenue légalement responsable de son exactitude et de son intégralité. Les sociétés sont donc averties de bien différencier les documents livrés en vertu d'exigences juridiques de ceux fournis par hyperliens au destinataire à titre indicatif et de donner les avertissements appropriés.
Émission de titres par Internet
En plus des considérations techniques générales
abordées ci-dessus, la sollicitation des investisseurs
par Internet est un point qui soulève d'autres questions
relativement à la réglementation, notamment :
de quelle autorité relèvera la société
émettrice, et qui empêchera les investisseurs non
qualifiés d'accéder au placement. La société
qui sollicite des investisseurs en déposant un prospectus
auprès d'une ou de plusieurs commissions des valeurs
mobilières provinciales puis en le mettant en disponibilité
dans son site Web, ou encore en affichant un avis de placement
privé dans ce site pourrait être perçue
comme une société qui sollicite des investisseurs
résidant dans d'autres territoires que ceux où
son prospectus ou son placement privé a été
visé et qui ne remplit pas les critères d'admissibilité.
Comme l'accès au site Web d'une société
est universel et non restrictif, un des défis que présente
le placement par Internet consiste premièrement à
élaborer un processus de sollicitation dans le cadre
duquel les catégories d'investisseurs admissibles au
placement sont clairement désignées, et ensuite
à mettre en place des mesures permettant de faire respecter
les restrictions établies à cet égard.
On peut imaginer deux situations extrêmes: d'un côté,
les prospectus et les autres documents liés au placement
pourraient simplement porter une mention précisant les
territoires à partir desquels des ordres peuvent être
placés ainsi que les catégories d'investisseurs
admissibles, et, de l'autre côté, grâce à
des mots de passe ou à un processus d'enregistrement
prévisualisation visant à éliminer les
investisseurs non qualifiés, une société
pourrait restreindre l'accès au site qui contient de
tels documents et n'y admettre que ceux qui proviennent de territoires
autorisés et qui remplissent les critères d'admissibilité.
En établissant les restrictions à imposer sur
la disponibilité des documents de sollicitation dans
le cadre d'un placement dans Internet, les sociétés
doivent se rappeler que, généralement un organisme
de réglementation d'un territoire va s'attribuer compétence
quand à un placement: a) s'il vise de façon évidente
les résidents de ce territoire (par exemple, si les documents
leur sont envoyés par courrier électronique);
b) si ces résidents disposent de suffisamment d'information
dans Internet pour que cette information soit réputée
constituer un placement selon les définitions légales
du territoire en question; ou c) si des ventes suffisantes sont
réalisées sur ce territoire, sans égard
à la documentation fournie. Certains territoires ont
étendu leur base de fonctionnement en s'attribuant la
compétence en matière de valeurs mobilières.
Ainsi, une société située au Québec,
en Ontario ou en Colombie-Britannique qui émet des titres
par Internet sera assujettie aux exigences de ces territoires
en matière de prospectus même si les titres ne
sont offerts qu'à l'extérieur de ces territoires.
Au niveau international, l'Allemagne jugera qu'un placement
tombe sous sa compétence si les investisseurs allemands
n'en sont pas expressément exclus ou si l'accès
à la documentation ne leur est pas interdit. Aux États-Unis,
la «Securities and Exchange Commission» jugera qu'un
placement tombe sous sa compétence si, d'après
elle, les mesures prises pour en exclure les résidents
des États-Unis ne sont pas suffisantes. Étant
donné que les exigences juridiques et les normes relatives
aux documents d'information varient selon les territoires, la
société qui prépare un placement par Internet
doit faire preuve d'une grande prudence afin d'éviter
d'être soumise aux exigences réglementaires d'un
territoire non visé par le placement.
Les changements potentiels qu'Internet permet d'envisager
quant au mode de placement des titres et à la façon
dont les sociétés communiquent avec leurs actionnaires
sont énormes. Néanmoins, à court terme,
il nous semble que «l'effet Internet» se fait surtout
sentir au point de vue de la transmission de documents aux actionnaires.
Si, comme nous l'avons vu ci-dessus, le cadre réglementaire
actuel continue d'évoluer, la transmission électronique
de documents, plus rapide et plus économique, n'en demeure
pas moins une voie des plus attrayantes. En revanche, nous sommes
d'avis que le placement de titres dans le public au moyen d'Internet
constitue un projet à long terme. Actuellement, les «PAPE
(premier appel public à l'épargne) sur Internet»,
comme on les appelle, font la manchette plus en raison de leur
nouveauté que de leur succès commercial. Des questions
importantes relatives à la réglementation des
placements sur Internet ne sont toujours pas réglées,
et les organismes de réglementation ne se sont pas encore
penchés sérieusement sur les problèmes
de compétence territoriale. En outre, malgré la
grande portée d'Internet, toute tentative d'y faire un
placement sans l'appui d'une maison de courtage peut être
risquée. La présence d'une maison de courtage
sert à augmenter la confiance de l'investisseur tant
dans le marché primaire que dans le marché secondaire.
À notre avis, pour le moment du moins, le réseau
Internet se prête davantage à la transmission d'information
qu'à la sollicitation de capitaux.
À jour au 28 septembre 1999
Avis. L'information présentée ici est de nature générale et est mise à votre disposition sans garantie aucune notamment au niveau de son exactitude ou de sa caducité. Cette information ne doit pas être interprétée comme constituant des conseils juridiques. Si vous avez besoin de conseils juridiques particuliers, vous devriez consulter un avocat.
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